Climat social : quelques constats
Notre pays est traversé par la grande crise sociale induite par la réforme des retraites, dont l’écho même assourdi se fait entendre jusque dans notre pays de Fayence. S’il n’est pas question pour moi d’infliger à mes lecteurs sur ce sujet une prise de position que personne ne me demande, je pense en revanche utile de partager ici deux éléments d’analyse tirés de mes échanges avec nos concitoyens.
Le premier nous rattache à une question que je crois tout à fait centrale, y compris sur notre territoire : c’est celle du déclassement.
Je suis sensible depuis longtemps à ce ressenti que je constate chez beaucoup de nos concitoyens, qui expriment par des postures radicales une insatisfaction que leurs conditions de vie ne laissent pas toujours deviner. Il peut s’agir par exemple de ceux qui n’ont pas forcément choisi de vivre chez nous, et qui se ressentent parfois comme des citoyens de seconde zone notamment en raison de la distance de certains services publics. Il peut s’agir de ceux qui sont sensibles à la théorie du grand remplacement. Il peut s’agir aussi, plus près de nous, de ceux qui viennent chez nous réaliser leur rêve d’accession à la propriété et d’exode urbain, pour ensuite s’entendre reprocher par un pouvoir central condescendant de consommer de l’espace et du gazole, de manger de la viande au barbecue, bref d’être à contre-courant. Dans un contexte aussi sensible, il est évident que tout ce qui peut être vécu comme la perte d’un droit attise ce sentiment de déclassement dont je pense qu’il est à l’origine du mouvement des gilets jaunes, sentiment que je perçois comme une hantise chez beaucoup de mes interlocuteurs. Souvenons-nous sur ce registre de la limitation de la vitesse à 80 km/h, qui a donné naissance à ce mouvement, avec bien des analogies par rapport au mouvement actuel.
Pour qu’il en soit ainsi, et c’est un second constat, il faut que le sens de certains mots soit en train de changer, et il semble que ce soit le cas du mot « travail ».
Le cadre d’analyse classique de la notion est le fétiche archéologique de la lutte des classes. Dans ce cadre, qui a beaucoup servi ces derniers temps, le travail est soit libérateur soit aliénant selon la classe à laquelle on appartient. Comme si finalement, notre hiérarchie sociale, portée par une minorité qui trouve son travail gratifiant, cherchait à prescrire au plus grand nombre, pour qui il est ingrat, de trouver formidable de travailler deux ans de plus. Or, s’il n’est pas question de nier les problématiques de la pénibilité, cette notion n’est pas elle-même une notion de classe. Il est très clair qu’il y a évidemment des cadres en grande détresse et aussi des travailleurs modestes épanouis.
Ce cadre ne suffit pas à expliquer un point qui est le grand mystère de cette affaire. Comment expliquer que des faits qui ne sont contestés par personne, comme l’augmentation de la durée de la vie ou bien le fait que l’âge légal du départ à la retraite ait été porté à 67 ans chez la plupart de nos voisins, soient deux faits qui n’auront pas parvenu à donner à ce débat un cadre ou une signification ? Faut-il croire que les peuples voisins sont masochistes, inconscients, ou gouvernés par des dictateurs ? On peut plutôt penser que le sens du mot « droit » a lui aussi évolué, et qu’il semble de plus en plus renvoyer à un choix individuel, déconnecté du sort collectif. « Mon choix c’est mon droit » : voilà bien la formule du consumérisme citoyen auquel tous les élus sont confrontés chaque jour. Le bonheur privé est un horizon qui semble avoir relégué au second rang celui de la conscience sociale.
Cela ouvre la voie à un autre cadre d’analyse, où le travail, même quand il est gratifiant, n’est plus pensé comme une fin en soi mais comme un moyen de ne plus travailler un jour. Je n’ai jamais vu autour de moi autant d’années sabbatiques, autant de carrières accomplies dont les auteurs décident de tout plaquer pour aller vivre un autre rêve. Il est incontestable que le confinement a donné beaucoup d’idées à beaucoup de monde, quand nous avons eu tant de temps pour nous demander ce que nous voulions faire du temps qui nous reste. Cette envie de vivre, cette envie de bonheur, se traduisent par un rapport différent au travail. Le télétravail a évidemment contribué, avec force, à ce tournant. Repliés par le confinement sur leur sphère intime, nos concitoyens raisonnent plus volontiers individuellement que collectivement.